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Quand l'Inquisiteur siégeait à Boudry

par Jean-Daniel Morerod, professeur, diplômé de l'Ecole vaticane de Paléographie,
Diplomatique et Archivistique, et professeur ordinaire d'histoire du Moyen Age
et de la Renaissance à l'Université de Neuchâtel

3 octobre 2012


 

Pierre-Henri Béguin, président du Musée de l'Areuse, présente l’orateur de la soirée, Jean-Daniel Morerod, qui va nous raconter des histoires de sorcières au Moyen-Age à Boudry.

Combien de femmes sont-elles devenues sorcières «au nom de la loi»? C'est ce que nous allons apprendre - peut-être - ce soir. Car la justice ne manquait pas de moyens pour faire avouer les «sorcières».

Combien ont-elles été brûlées... pour leur salut, pour les sauver du mauvais sort?



Jean-Daniel Morerod souligne la chance que nous avons de posséder une documentation neuchâteloise très précieuse. L’Inquisition avait certes une bonne mémoire, mais une mémoire tournée vers l’efficacité. Ainsi, lorsqu’une histoire se bloquait ou avortait, on n’en gardait pas trace. Mais, le côté tatillon des Neuchâtelois et la méfiance des hauts fonctionnaires du Comté de Neuchâtel vont imposer aux Inquisiteurs de traduire en français leurs pièces. C'est grâce à cela que nous détenons le récit d'une histoire avortée.

On parle en beaucoup plus belles paroles du Comte de Neuchâtel que de l’Inquisiteur, ce qui prouve que ces notes étaient bien destinées au Comte de Neuchâtel.

L’Inquisiteur fait défiler devant lui toutes les personnes qui ont quelque chose à dire et qui dénoncent des personnes. Normalement, les notes de l’Inquisiteur ne sont pas conservées. Mais à Neuchâtel, ce répertoire de dénonciations a été traduit en français et conservé. Donc, on peut suivre l’effet de ces ragots et leur influence sur la marche des affaires.

Que fait l'Inquisiteur à Boudry?

L’Inquisiteur est un Dominicain, en général du couvent de la Madeleine à Lausanne. Au 15e siècle, il faut deux jours de marche pour aller de Lausanne à Neuchâtel. Donc, l'Inquisiteur n’est pas venu souvent. Mais chaque fois, il s’est installé à Boudry. L’Inquisiteur est un coucou qui s’installe dans les locaux qu’on lui met à disposition; c'est un itinérant. Et comme il s’installe à Boudry, cette ville devient un centre.

Le choix de Boudry s’expliquait par le fait que la Tour des Prisons de Neuchâtel ne convenait pas et le Château de Boudry était une forteresse, donc plus vaste (taille et sécurité). On s’échappait moins de Boudry. Boudry est un endroit discret où on pouvait instruire le cas d’un prisonnier et le torturer commodément.

Le principal rôle d’un Inquisiteur est de transformer des gens en sorciers. Mais qui choisissait-il? Etaient-ce des gens simples à qui on tirait des aveux sous la torture? Individus ordinaires victimes de cabales? Le sorcier qui fabriquait des filtres et prédisait l’avenir?

Quand l’Inquisition cherche des victimes, elle cherche des sorciers au sens quotidien du mot. Détenteurs de savoirs secrets qui sont répertoriés aux 16 et 17e siècles (savoir traditionnel, dépositaire du secret). Ou encore chasse aux marginaux, aux vieilles femmes inquiétantes, aux gêneurs. A cette époque, ce sont 80% d’hommes (proportion qui s’est inversée plus tard, au 16e siècle).

Entre 1560 et 1670, des milliers de personnes sont accusées de sorcellerie et mises à mort. Mais au 15e siècle, c’est rare. Peu sont brûlées. Certaines sont enfermées et meurent en prison. Quelques cas en 1441 (14 en 1481).




Ces derniers temps, plusieurs recherches ont convergé pour éclairer le système répressif (pénitentiaire) neuchâtelois du 15e siècle.

Deux recherches ont éclairé ce système neuchâtelois:

  • Vauthier de Rochefort: ce bâtard a été exécuté il y a 600 ans. Vauthier s’était emparé du château de Rochefort. Il a été emprisonné à Neuchâtel, arrêté par les troupes du Comte de Neuchâtel. Il s’est évadé au bout d’un mois et demi.
  • Benedetto da Piglio: a passé plusieurs années dans les cachots de Neuchâtel et a décrit sa vie de prisonnier et la Tour des Prisons. Au bout de quelques mois, il s’est évadé. C'est une étrange affaire de captivité à Neuchâtel en 1415.

Qu'appellait-on sorcellerie?

La sorcellerie est inventée dans une zone assez vaste allant de Grenoble à Neuchâtel et de l’Italie à Besançon. L’apparition est rapide et ne connaît pas de frontières, ni linguistiques, ni politiques, ni de juridiction.

La sorcellerie est vue comme une secte, une armée vouée au Diable. Les «vaudois» sont des sorciers appartenant à l'armée secrète du Diable. Rien à voir donc avec le Pays de Vaud!




Très vite se fixe un certain schéma: triste, déçu, pauvre ou mélancolique, ayant rencontré quelqu’un qui devait être le Diable, participant à des orgies, responsable de malheurs ordinaires (une vache qui crève par exemple), volant des corps de bébés pour fabriquer certains onguents, détraquant le temps et provoquant la grêle, ou admettant avoir embroché le Diable par derrière alors qu’il avait pris la forme d’une chèvre... Ces aveux laissent l’historien perplexe. Il est presque impossible d’établir un lien entre les activités de l’accusé avant qu’on l’arrête et le contenu de ses aveux.

Quelles sont les activités d'un sorcier?

En général, les sorciers cachent leurs activités réelles. Alors qu'on s’épuisait à chercher d’infimes preuves d’activités à travers des aveux stéréotypés, à Neuchâtel nous avons une documentation qui révèle la vie des sorciers, avant que l’Inquisition ne leur soit tombée dessus. Leur sorcellerie n’a pas de rapport avec ce qu’on leur fait avouer. Leurs vraies occupations apparaissent aux yeux de l’Inquisiteur comme des preuves et vont lui permettre de les transformer en miliciens du Diable, grâce à la torture.



Un exemple: la science des bières. C’est la grande affaire de la région de Boudry au 15e siècle. La plupart des magiciens dénoncés sont dépositaires de la science des bières. C’est un savoir, c’est vaguement lucratif, mystérieux.

L’Inquisiteur tente de faire reconnaître aux accusés qu’on ne peut pas maîtriser la science des bières si le Diable ne l’a pas enseignée, sans faire hommage au Diable. Le suspect devait admettre que cette science ne marche que parce que le Diable la lui a instruite.


10 jours d'Inquisition: 27 novembre - 7 décembre 1481

51 indices visant 20 personnes et rapportées par 16 témoins. L’Inquisiteur va naturellement s’intéresser d’abord aux plus dénoncés. Il y aura deux procès. On a l’impression que ce sont des gens qui détenaient ce vieux savoir ancestral de la fabrication de la bière qui seront persuadés par l’Inquisiteur de passer à des aveux stéréotypés, c’est-à-dire reconnaître que leur savoir leur avait été transmis par le Diable.


Le procès de Rolin Bourguignon

Le prévenu a le droit de dire ce qu’il a fait. Et on lui dit que ce qu’il croit avoir fait cache en fait des parties obscures. Bourguignon se bloque lorsqu’on lui demande de parler de Satan et refuse de se laisser convaincre de raconter ses souvenirs de Satan. Dans de tels cas, soit on le torture pour qu’il parle, soit le procès s’interrompt et les documents sont détruits.

La monition consiste à faire réfléchir le prévenu pour qu’il fasse des aveux à peu près spontanés.

Par chance, nous avons la liste des dénonciations et du procès avorté de Rolin Bourguignon. Mais ce n'est pas très riche: un seul compte rendu de la première partie du procès et une seule liste. Mais ces deux documents se complètent. Rolin Bourguignon était le plus dénoncé des suspects régionaux. Au moins en 1481 à Boudry, les sorciers étaient des sorciers.


Pierre-Henri Béguin rappelle que le Malleus Mortificarum (fin du 15e siècle) professait que le mal venait des femmes. Le public a vertement réagi en huant le président!

Et tout le monde s'est réconcilié devant un poussegnon... sans bière!


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© Musée de l'Areuse, Boudry, 2002
mise à jour: 8 avril, 2013